Annibal
Pierre Le Moyne
[...] Regardez cette mine orgueilleuse et sauvage
Le feu de la Colere éclate en son visage.
Son Esprit en desir détaché de son corps,
Donne un second combat aux Esprits de ces morts
Il sent avec plaisir leur meurtre et la victoire :
Il les égorge avecque la memoire :
Et cherche dans leur sang, qui commence à pourrir,
S'il n'est rien demeuré qui puisse encor mourir.
Sa haine cependant accompagnant leurs Ombres,
Jusqu'à ce bas pais de feux tristes et sombres,
Prepare à leurs tourmens, des vautours, des rochers,
Des hydres, des grifons, des cordeaux, des buchers :
Et compose un souhait contre les malheureuses,
De tout ce que l'Enfer a de fables affreuses.
Il faut icy donner du courage à nos yeux,
Pour leur faire passer ce Pont prodigieux,
Où des morts élevez de l'une à l'autre rive,
Font une digue à l'onde, et la tiennent captive,
Effroyable travail, barbare invention,
Où toute la Nature est en confusion
Pont, Cimetiere, Ecueil, Theatre de la guerre ;
Pont sans pierre et sans bois ; Cimetiere sans terre ;
Ecueil mol et cruel, qui fais du sang dans l'eau ;
Theatre où mille corps n'ont qu'un flotant tombeau :
Au pais de la Mort ces funestes rivieres,
Où l'on ne void flotter pour bateaux que des bieres ;
Ni ce Lac eternel où réside l'effroy,
Pourroient-ils sur leurs eaux souffrir de tels ouvrages,
A moins que de détruire eux-mesmes leurs rivages ?
Ce Fleuve s'en effraye, il n'ose l'approcher,
Et cherche sous la terre un lieu pour se cacher.
Son onde épouvantée en retarde sa course,
Et remonte en tremblant vers le lieu de sa source.
A voir de loin fumer le sang qui le remplit,
On croiroit que le feu se soit pris à son lit.
... Au lieu qu'auparavant les plus belles Etoiles,
Laissant à ces peupliers leur carquois et leurs voiles,
Nettoyoient dans ce fleuve, après le jour éteint,
Les vapeurs dont la terre avoit terni leur teint :
Que la Lune y venoit laver ces taches sombres,
Que les monts et les bois luy causent de leurs ombres :
Que l'Astre des Estez au milieu de son cours,
Y trempoit les rayons dont il fait les grands jours :
Et qu'avec les Zephyrs, les Nymphes des fontaines,
Tenoient toujours le Bal, ou le Cercle en ces plaines :
On n'y void maintenant qu'un Theatre d'horreur,
Où la Haine a lassé les bras à la fureur :
Qu'un fleuve à qui le sang a fait changer de face ;
Et qui mesme en son lit, à peine trouve place :
Que des membres sanglants, separez de leurs corps,
Que des dards, des chevaux, et des peuples de morts,
A qui leurs armes sont de nobles sepultures,
Et qui pleuvent encor leur sort par leurs blessures...
Pierre Le Moyne