Soir
Victor Hugo
Dans les ravins la route oblique
Fuit. - Il voit luire au-dessus d'eux
Le ciel sinistre et métallique
A travers des arbres hideux.
Des êtres rôdent sur les rives ;
Le nénuphar nocturne éclôt ;
Des agitations furtives
Courbent l'herbe, rident le flot.
Les larges estompes de l'ombre,
Mêlant les lueurs et les eaux,
Ébauchent dans la plaine sombre
L'aspect monstrueux du chaos.
Voici que les spectres se dressent.
D'où sortent-ils ? que veulent-ils ?
Dieu ! de toutes parts apparaissent
Toutes sortes d'affreux profils !
Il marche. Les heures sont lentes.
Il voit là-haut, tout en marchant,
S'allumer ces pourpres sanglantes,
Splendeurs lugubres du couchant.
Au loin, une cloche, une enclume,
Jettent dans l'air leurs faibles coups.
A ses pieds flotte dans la brume
Le paysage immense et doux.
Tout s'éteint. L'horizon recule.
Il regarde en ce lointain noir
Se former dans le crépuscule
Les vagues figures du soir.
La plaine, qu'une brise effleure,
Ajoute, ouverte au vent des nuits,
A la solennité de l'heure
L'apaisement de tous les bruits.
A peine, ténébreux murmures,
Entend-on, dans l'espace mort,
Les palpitations obscures
De ce qui veille quand tout dort.
Les broussailles, les grès, les ormes,
Le vieux saule, le pan de mur,
Deviennent les contours difformes
De je ne sais quel monde obscur.
L'insecte aux nocturnes élytres
Imite le cri des sabbats.
Les étangs sont comme des vitres
Par où l'on voit le ciel d'en bas.
Par degrés, monts, forêts, cieux, terre,
Tout prend l'aspect terrible et grand
D'un monde entrant dans un mystère,
D'un navire dans l'ombre entrant.
Victor Hugo